La nature des hommes

mardi 5 mai 2009

L'inattendu.

Depuis quelques jours, avec sa gueule nuageuse, le ciel bouffait la tête des antennes, des pitons et des arbres les plus hauts perchés. Tout ce qui était grand en moi s’était dissous dans une humeur basse. Même l’horizon avait fui à Miklon et, avec lui, mes utopies. «Le temps va revenir à la normale à la fin du week-end». Chose dite, chose due. Hier, l’horizon était revenu à la maison. Un soleil gluant déposait sur les fronts et les bras une moiteur de carême tandis que la vie répétait ses embouteillages, ses bonnes résolutions et son agitation des lundis ordinaires.
Et puis soudain : ce matin.
Ce matin, un bruit d’eau qui coule.
Ce matin, une odeur de terre qui coule.
Ce matin, le sentiment que mardi va échapper à toute raison.
J’écoute mon cœur. Tout va bien. Mes boues intimes ont séché. Ce n’est donc pas moi ! C’est ailleurs qui coule ! C’est dehors qui se disloque !
Sur le morne, il n'en peut plus de pleuvoir. Manman Dlo a sorti son fouet aux lanières d’eau cinglantes et vlaap ! vlaap ! vlaap ! Elle s’acharne sur la peau de la terre, avec une telle brutalité que des lambeaux de peau écorchée se détachent et dégoulinent ensanglantés dans les dalo et sur la route. Coûte que coûte, la terre s’accroche à son morne, mais coup après coup, la pluie lui fait lâcher prise.

Je regarde le matin avancer, la pluie s’essouffler.

La vie prend davantage son temps quand elle retire son tablier besogneux et laisse entrer par la fenêtre l’inattendu : hier, un homme au regard caraïbe, le mois dernier, une grève générale, l’autre jour, un avion en retard. Aujourd’hui, beaucoup-beaucoup de pluie. L’inattendu est un temps idéal pour lever son regard et oublier demain. Je prends mon appareil photo. Je descends le morne vers le bourg, avec l’eau à mes pieds.

Les sangles célestes ont fessé pierres, ponts, toits, tout ce que l’homme a bâti, branches, roches, tout ce que Son image a donné. L’eau hurlante des mornes a atterri ici, à Rivière Salée, en chose sale, en boue par paquets de 10.
Où sont passés les écoliers en uniforme ? Les dames à talons ? Où est le gardien de la chapelle qui s''apprête à remonter vers le morne à cette heure où les autres le désertent ? Où sont les bruits qui me lient aux habitudes ?

La ville Rivière Salée étale ses mouillures urbaines. L'inattendu a une tête de chien mouillé, de carrefours inondés, de villa non pas les-pieds, mais le-torse-dans-l’eau. Allongé sur une planche de surf, un homme glisse lentement, avec grâce. Quand il pose le pied à terre, il n’y a que le haut de son corps qui dépasse. Il va vers un portail, le pousse et entre dans sa maison engloutie. Mon cœur prend l’eau. L’homme, lui, sourit. L’imagination fait davantage souffrir que la réalité.


On me dit : C’est le Bon Dieu qui fait ses affaires. Rentre vite chez toi. Il n’a pas fini.
On me dit : C’est pas la pluie qui a inondé, c’est la mer en remontant par la terre.
On me dit : Y’a plus de saison, c’est plus comme avant.
On me dit : La grève nous a couillonnés. Et maintenant, la pluie !
On me dit : Tu fais des photos pour qui ?
On me dit : Mais ils avaient pas prévu ce déluge à la météo !
On me dit : C’est faible, ça, c’est que de l’eau.
On me dit : Quand la déveine est derrière toi, ce qui doit t’arriver t’arrive.
On me dit : Tiens, prends la raclette et passe-la dans cette pièce.
C'est ce qu'on me dit.

Rivière Salée est une femme pudique. Elle ne montre pas ses affaires comme ça. Elle est parfois comparaison, du genre à ne pas aimer celui qui est un peu Sainte-Lucien. C’est une femme méfiante. Elle n’ouvre pas sa porte au n’importe qui qu’elle n’a jamais vu nulle part. Mais l’inattendu amène les hommes là où ils ne sont pas, à faire ce qu’ils ne font jamais : ce matin, moment de déluge, à sortir par la fenêtre pour demander secours au Sainte-Lucien dont la maison est sur 2 étages ; ce midi, moment de boue, à laisser leur porte ouverte.
Et moi je viens de chez moi, de nulle part. Tel un silence que nul ne songe à interrompre, je passe les portes ouvertes, traverse des salons et des chambres à coucher vidés. Leurs occupants pensent qu’il n’y a rien à voir. S’imaginent-ils que la boue recouvre les secrets qui auréolent leurs choses? La déveine met les gens en commun. Dans la boue, il n’y a plus ni chauffeurs, ni fonctionnaires, ni Sainte-Luciens, ni grosse chabine, ni elle-se-prend-pour-qui-celle-là, ni rastas, ni adventistes, ni possédants mais des dépossédés. Ne dépassent que des bras, des bras-à-pelle, des à bras-le-corps, des bras-en-sueur, des bras-à-raclette, des bras-à-bras et bra pou nou alé ! Je traverse les vies vidées des Boueux. Leur intime est toujours là, recroquevillé dans un fragment d’objet, sur une photo restée accrochée, sur la trace d’un lit contre un mur, dans une chaussure sans paire, un jouet abandonné, un frigo ouvert, entre les pages sèches d’un livre épargné.

Coup après coup, flaap après flaap, balais et raclettes chassent et chassent les bouts de vie noyés. S’ils ont résisté au fouet de Manman Dlo, maintenant, face à la raclette, les vies de boue ne sont plus que chiffons mous qui s’en vont au dehors côtoyer l’informe. Sur la Place aux Mouches, les murs ne prennent aucune lamentation, l’intime est sans vertu, les cancans sans objets et les quant-à-soi inutilisables. L'inattendu des astres a chassé tout sentiment encombrant.

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